L’usage de l’expression « Nos ancêtres les Gaulois » est-il dangereux?

Laurence de Cock Professeure en lycée à Paris et à l’université Paris-Diderot, fondatrice du collectif Aggiornamento histoire-géo Jean-Paul Demoule Ancien président de l’Inrap, membre de l’Institut universitaire de France, professeur émérite protohistoire européenne à l’université de Paris-I Mohammed  Ouaddane Délégué général du Réseau Mémoires- Histoires en Île-de-France, coordination générale de l’Inter-Réseaux national M

La volonté de vivre ensemble fonde une nation par Jean-Paul Demoule Ancien président de l’Inrap, membre de l’Institut universitaire de France, professeur émérite protohistoire européenne à l’université de Paris-I.

Jean-Paul Demoule crédit : Anne FourèsÉvoquer « nos ancêtres les Gaulois » peut faire sourire : les Gaulois, ce sont les gauloiseries, Astérix, ou encore les manuels scolaires d’antan, à l’époque des blouses et des encriers. Mais quand ils sont évoqués par un homme politique à propos d’identité nationale, il n’y a plus de quoi rire. Quitte à alimenter sa stratégie de communication, quelques évidences doivent être rappelées. Se revendiquer d’« ancêtres gaulois » est absurde sous deux angles au moins : les Français et la France. L’histoire du peuplement de l’actuel territoire français n’est, banalement, qu’une suite ininterrompue de mélanges et de métissages. Arrivent, il y a au moins un million d’années, les premiers humains répertoriés, des Homo erectus venus d’Afrique. Lesquels évoluent sur place en hommes de Neandertal, il y a 300 000 ans, que supplantent en se mélangeant les Homo sapiens, vous et moi, venus eux aussi d’Afrique, il y a 40 000 ans (nous avons tous en nous 4 % en moyenne de gènes néandertaliens). Il y a 8 000 ans, des pionniers venus en masse du Proche-Orient apportent l’agriculture et l’élevage, Puis, on arrive aux Gaulois, dans le dernier millénaire avant notre ère, le nom que leurs donnent les Romains, tandis que les Grecs – qui ont fondé à Marseille en -600 avant J.-C., la première ville digne de ce nom– les appellent « Celtes ».

Pour les Romains, la Gaule n’est qu’une entité géographique divisée en une soixantaine de petits États, répartis en trois grandes zones culturelles du nord au sud, qui diffèrent totalement, disent-ils, tant dans leurs langues que dans leurs mœurs et institutions. Les Gaulois seront « romanisés », perdant langues, religions et cultures – d’autant que l’Empire romain proclame, en l’an 380, le christianisme comme seule religion autorisée.

Au Ve siècle de notre ère, arrivent des populations germaniques – Wisigoths, Burgondes, Francs, entre autres. Les derniers laisseront leur nom au pays et à la langue locale, pourtant descendante du latin, en même temps qu’ils s’immergent et disparaissent culturellement. Puis, viendront les Bretons, Vikings, Arabes. Et, un peu plus tard, les juifs expulsés d’Espagne en 1492, puis les morisques (musulmans christianisés), expulsés de même, les premiers Tziganes, mais aussi les suites des reines de France, toutes étrangères, les mercenaires des armées royales, composées pour un quart d’étrangers, et on arrive aux migrations de la révolution industrielle.

Mais qu’en est-il de la France elle-même ? L’empire de Clovis ne comprend à sa mort qu’une partie de notre actuel territoire, mais englobe la Belgique et le sud-ouest de l’Allemagne. Au XVIe siècle, il manque encore toute la partie orientale – Alsace, Lorraine, Savoie, comté de Nice, Corse –, sans compter les futurs territoires d’outre-mer. En même temps, l’agrandissement continu du domaine royal se fait aux dépens de populations linguistiquement et culturellement bien différentes : Bretons, Flamands, Basques, Occitans (eux-mêmes subdivisibles), Alsaciens, Corses, etc.

À partir de quand peut-on donc parler de la France ? Si l’école républicaine la fit commencer aux Gaulois, c’est par opposition à la monarchie et à l’aristocratie qui se réclamaient des Francs, et parce que la IIIe République fut fondée grâce à une défaite, Sedan, qui redoublait ainsi celle d’Alésia. La droite catholique préférait comme début le baptême de Clovis, roi franc – événement tout aussi absurde puisque, on l’a dit, le christianisme est alors depuis plus d’un siècle la seule religion permise, tandis que les rites païens continueront longtemps encore, comme le montre l’archéologie.

La nation comme communauté de citoyens n’a que deux siècles d’existence à peine. C’est la volonté de vivre ensemble qui fonde une nation, pas des romans historiques, confus, contradictoires, voire manipulés.

Une entreprise de spéculation électorale sur les thématiques identitaires  par Laurence de Cock Professeure en lycée à Paris et à l’université Paris-Diderot, fondatrice du collectif Aggiornamento histoire-géo. Paris-Diderot, fondatrice du collectif Aggiornamento histoire-géo.

Laurence de CockCrédit : D.R.(photo libre de droits)« Autrefois, notre pays s’appelait la Gaule et ses habitants s’appelaient les Gaulois. » La phrase a le goût sucré d’une madeleine. Elle éveille l’imaginaire de l’encre violette et des manuels scolaires du Petit Lavisse que l’on se figure dévorés par tous les enfants de la IIIe République assoiffés de connaissance et confits dans l’amour d’une France républicaine, maternelle et chaleureuse. L’image ainsi mobilisée des Gaulois est doublement efficace, et les chargés de communication de Nicolas Sarkozy l’ont bien saisie : on y lit l’âge d’or d’un roman national porteur d’une mythologie fédératrice des différences culturelles entre petits Français, et l’idée plus sourde et délétère de la quête de racines et de souches communes des Français qui remonteraient au temps béni des gauloiseries. C’est dans cet aigre-doux délicieusement pervers que peuvent se réfugier les soutiens du candidat présidentiel qui, feignant la naïveté, s’étonnent que le rappel du mythe gaulois des origines puisse défriser une bonne partie de la société. « Mais quoi ? nous rétorquent-ils, les yeux encore humides de larmes d’amour patriotique, n’y a-t-il pas chez ce peuple jovial, courageux, guerrier et viril l’opportunité évidente de se retrouver une identité commune ? »

Nous en sommes là en ce début de campagne, déjà bien embarqués dans le musée des horreurs dont on aimerait pouvoir rire s’il ne s’agissait pas d’une entreprise dangereuse de spéculation électorale sur les thématiques identitaires et racistes. Car plus personne aujourd’hui ne peut sérieusement réveiller le mythe assimilationniste gaulois sans s’asseoir ostensiblement sur des décennies de recherche historique, lesquelles insistent sur le morcellement des peuples gaulois mais montrent surtout l’usage politique de ce passé de la Gaule dans la construction du mythe national.

Tout cela révèle le mépris de l’intelligence au profit de la plus vile politique racoleuse dont devraient rougir tous ceux qui planchent sur ces discours électoraux de plus en plus creux. Ce n’est pas seulement la résurgence d’une tirade qui était jusque-là l’apanage du Front national qui choque dans cette triste aventure, c’est surtout la propension à considérer le passé comme un hypermarché géant, pourvoyeur de produits à bas prix pour candidats sans scrupule. De ce point de vue, le candidat Sarkozy n’en est pas à son coup d’essai. Dès la première campagne de 2007, son porte-plume Henri Guaino avait inauguré la foire aux références historiques sans toutefois sombrer dans des manipulations aussi grossières que cette saillie récente. Cette année, François Fillon s’est également engouffré dans la brèche en réclamant le retour à l’école d’un récit patriotique.

Mais aujourd’hui le marché de l’histoire n’est pas que bleu-blanc-rouge, il semble se noircir sur les bords. Affirmer dans le contexte d’exacerbation du racisme actuel que chaque être arrivant en France doit abandonner l’ensemble de son bagage culturel pour se conformer à celui du pays d’accueil est une rhétorique dangereuse. Elle ne peut être justifiée par le prétexte d’une construction bienveillante d’un roman fédérateur. C’est faire injure à la pluralité culturelle constitutive de la France, à son histoire et ses historiens, et à la plus élémentaire morale politique.

Quant aux nostalgiques du roman national à l’école, à celles et ceux qui se lamentent sur la perte de repères et de grandes figures identificatoires françaises, rappelons-leur que l’école n’est pas le lieu de la mystification mais de l’apprentissage d’une citoyenneté critique, dans la curiosité et le respect de l’altérité. Il semble que certains gardiens zélés des valeurs de la République gagneraient à troquer leur cervoise contre un bon cours d’histoire.

Une France plurielle faite de toutes ses singularités par Mohammed  Ouaddane Délégué général du Réseau Mémoires- Histoires en Île-de-France, coordination générale de l’Inter-Réseaux.

Mohamed Ouaddane anthropologue23 mai 2013photo Francine Bajande

L’histoire de France se conjugue au pluriel par le passé comme au présent et dans la société à venir ! Oui, mais pas pour tout le monde. Les idéologues en tout genre et de tous bords prospèrent avec le « commerce de la mémoire ». Ils surfent sur un fonds de méconnaissance des citoyens des faits historiques et de l’histoire, tout en pratiquant l’art de l’occultation, du déni, voire de la falsification. Leur instrument principal, « le peuple », racialisé, essentialisé, mythifié ! Comment en effet prétendre s’insurger contre toutes les formes de communautarisme, d’une part, et fabriquer – par ailleurs – de toutes pièces « des histoires à dormir debout » conduisant aux mêmes mécanismes de repli identitaire ? Les experts en histoire nationale entretiennent le « roman national » en dépit de l’évidence, et sans parler de la démonstration scientifique et critique qui peut y être opposée. Il ne s’agit pas de contester les figures de Vercingétorix ou de Jeanne d’Arc… C’est le recours au registre fictionnel de ces figures mettant en scène le mythe national – déjà dénoncé, il y a trente ans, par l’historienne Suzanne Citron – qui fait question ! Il fige la réalité en dehors de l’histoire.

Or, ne nous y trompons pas ; derrière les aventures d’Astérix et Obélix, Goscinny et Uderzo dénoncent l’ethnocentrisme de nos concitoyens. L’enseignement de l’histoire de France doit être transmis avec un sens élevé de l’éthique de responsabilité et de l’ouverture. Cette histoire, ces histoires de France, s’inscrit dans une histoire globale et connectée au monde en tout temps. Cette histoire n’est ni négative ni positive, elle est faite aussi de contradictions qu’il est nécessaire de reconnaître pour avancer.

Comment transmettre autrement, transmettre une histoire non exclusive, qui ne prend pas en otages la République, ses valeurs et ses citoyens de toute provenance. Une France dépouillée de toutes ses identités ne pourrait faire France, n’en déplaise aux trafiquants d’histoires qui n’y connaissent rien en conjugaison et ignorent cette belle grammaire !

Que peut-on dire à un enfant de la République, si on lui renie le droit à sa singularité plurielle ? Être français et parler breton, corse, italien, arabe ou chinois… serait-il incompatible avec le fait d’être français ? Il est urgent de faire face au « démon des origines » – pour reprendre l’expression du démographe Hervé Le Bras –, et continuer à construire non une France assimilationniste, mais une France plurielle, faite de toutes ses singularités.

Contre toute forme d’écriture idéologique ou officielle de l’histoire, la vigilance n’incombe pas uniquement aux historiens critiques, elle doit être partagée par le plus grand nombre de citoyens. Les trous de mémoire et d’histoire ne peuvent être éludés en permanence et de manière cyclique par des discours ou postures en trompe-l’œil. Il importe de prendre réellement en compte dans les programmes scolaires les contenus de l’histoire coloniale, des migrations, des luttes sociales… Cette transmission doit être effective également dans l’espace public et impliquer la majorité des citoyens. De plus en plus d’expériences citoyennes – certes, encore peu audibles ou visibles – proposent une réelle alternative d’éducation populaire, interculturelle et globale pour contrer toutes les formes de réaction et de régression sociale et politique. Les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité ne pourront progresser qu’à cette condition !

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